mardi 25 octobre 2011

Les traditions apocryphes de l'épître de Jude


Des vingt-sept livres du Nouveau Testament l'épître de Jude est sûrement celui qui interroge le plus.

Image : Fragments du livre d'Enoch en araméen découvert à Qumran.

Nous ne nous discuterons cependant ici ni de sa canonicité ni de sa paternité, à savoir si oui ou non l'épître est bien de Judas, le frère de Jacques dit « le juste » (l'auteur de l'épître portant son nom) et de Jésus-Christ comme on l'admet généralement.

La critique a depuis longtemps pointée du doigt la présence de trois citations apocryphes dans la lettre, c'est à dire de passages puisant dans des sources non bibliques, que nous qualifierons ici de traditions.

La première concerne deux épisodes de la Genèse, l'un consigné au chapitre 6 versets 1-4 où les anges se matérialisent afin de prendre femmes, l'autre au chapitre 19 versets 4-14, où des anges rendant visite à Lot sont menacé de viol par certains d'entre les habitants de Sodome.


Voici ce que rapporte Jude aux versets 6 et 7 : « Quant aux anges, qui n’ont pas conservé leur primauté, mais ont quitté leur propre demeure, c’est pour le jugement du grand Jour qu’il les a gardés dans des liens éternels, au fond des ténèbres.
Ainsi Sodome, Gomorrhe et les villes voisines qui se sont prostituées de la même manière et ont couru après une chair différente, sont-elles proposées en exemple, subissant la peine d’un feu éternel. » (Jérusalem)

Tout porte à croire que Jude s'est inspiré du Testament de Nephtali, l'un des livres composant le volume appelé Testaments des douze patriarches, au chapitre 3 versets 4 et 5. Voici ce qu'on y lit : « Mais vous mes enfants, n'agissez pas de la sorte ; reconnaissez dans le firmament, la terre, la mer, et dans toutes Ses œuvres, le Seigneur qui a fait l'univers, pour ne pas devenir comme Sodome, qui a changé son ordre naturel.
De même, les Veilleurs, eux aussi, ont changé leur ordre naturel, eux que le Seigneur a maudit lors du déluge et à cause de qui il a rendu la terre inhabité et inculte. »

Il faut avouer que la ressemblance est assez frappante. On imagine mal qu'il puisse s'agir d'un concours de circonstances.

La seconde tradition se trouve au verset 9 : « Pourtant, Mikaël - l’archange - lorsqu’il conversa avec le Diable et se disputa à propos du corps de Moïse, n’osa pas même porter un jugement insultant, mais dit: "Que Le Seigneur te reprenne!" » (D. Fontaine)

Aucun livre mentionnant cet épisode ne nous est parvenu. Par contre les Pères de l'église nous ont laissé plusieurs témoignages indiquant qu'il proviendrait de l'Assomption de Moïse, ouvrage apocryphe datant du 1er siècle de notre ère, qui semblait compléter le Testament de Moïse qui, lui, nous est parvenu.

Parmi ces témoins nous trouvons Clément d'Alexandrie († 217), Origène († 254), les Actes du premier concile de Nicée (325), Eusèbe de Césarée († 340), Athanase († 373), Didyme l'aveugle († 398), Jérôme († 420), Evode d'Uzala († 430) et Nicéphore de Constantinople († 828).

Tous attestent de l'existence de l'Assomption de Moïse et plusieurs, dont Clément d'Alexandrie, Origène et Didyme, affirment que Jude 9 dépend directement de l'apocryphe. Attendu qu'ils devaient avoir l'ouvrage sous leurs yeux il semble que nous pouvons sans risque nous baser sur leur témoignage.

Il faut dire que notre épître n'avait pas bonne réputation partout, selon plusieurs auteurs que nous avons déjà cités, mais nous reviendront sur ce point un peu plus loin.

L'explication qu'ont à nous fournir certains exégètes sur la présence de cet épisode inédit entre Mikaël et Satan est l'inspiration divine directe. C'est leur droit le plus naturel de le penser. Mais il est sûrement plus raisonnable d'envisager que Jude a puisé dans la tradition littéraire de son temps.

La troisième et dernière tradition citée par Jude est consignée aux versets 14 et 15. On y lit : « C’est aussi pour eux qu’Enoch, le septième depuis Adam, a prophétisé en ces termes : Voici, le Seigneur est venu avec ses saintes myriades, pour exercer un jugement contre tous, et pour faire rendre compte à tous les impies parmi eux de tous les actes d’impiété qu’ils ont commis et de toutes les paroles injurieuses qu’ont proférées contre lui des pécheurs impies. » (Segond)

La source de ce passage a été la plus simple à identifier attendu que le livre d'Hénoch dans sa version en langue guèze est connue depuis 1773, l'église orthodoxe éthiopienne l'ayant toujours reçue comme canonique.

Voici le passage cité par Jude selon le livre d’Hénoch au chapitre 1 : « Car il vient avec ses saintes myriades juger l'univers, faire périr tout impie, confondre toute chair, pour tous
les actes d'impiétés qu'ils ont commis et pour les outrages qu'ont proférés contre Lui les pécheurs impies. »

Il est possible que ce verset d'Hénoch soit lui-même un écho de Deutéronome 33:2 qui déclare : « Il dit: Yahweh est venu de Sinaï, il s’est levé pour eux de Séïr, il a resplendi de la montagne de Pharan, il est sorti du milieu des saintes myriades; de sa droite jaillissaient pour eux des jets de lumière ». (Crampon)

Le passage présentant Hénoch comme étant « le septième depuis Adam » est consigné en Hénoch 60:8 où le narrateur est Noé. Il s'agit probablement d'un fragment d'une Vision de Noé que l'on retrouve morcelée tout au long du livre d'Hénoch.

Des trois passages inédits c'est cette partie qui atteste le plus d'un emprunt aux traditions apocryphes.

Pour toutes ces citations un partie des différentes dénominations chrétiennes donne sa préférence à l'inspiration divine directe ou à un écho d'anciennes traditions dont dépendrait également les trois livres apocryphes cités, les Testaments des douze patriarches, l'Assomption de Moïse et le livre d’Hénoch.

La critique scientifique se base quand à elle sur les sources et retient plutôt l'emprunt de Jude aux trois livres sans rejeter l’éventualité d'une plus grand ancienneté de ces traditions que les livres eux-mêmes. Personne ne saurait en effet prouver que la dispute entre Mikaël et le Diable et la prophétie d'Hénoch ne remontent pas à des traditions orales qui auraient fini par être consignée dans des livres.

Toujours est-il qu'a cause de ces traditions non bibliques, l’épître ne fut pas en odeur de sainteté partout. Clément d'Alexandrie, Origène, Eusèbe de Césarée et Jérôme témoignent tous que, bien que Jude fut toujours reçu par l'église comme canonique et qu'elle fut presque universellement reconnue, elle fut contestée par certains qui, soit doutaient de son authenticité tout en la conservant parmi les textes sacrés, soit la rejetaient catégoriquement.

Nous retiendrons cependant que l'épître de Jude figure dans le plus ancien catalogue des livres du Nouveau Testament, le Canon de Muratori, datant de la fin du 2ème siècle et que même les plus anciens auteurs chrétiens, Théophile d'Antioche par exemple, s'y réfèrent indirectement (cf. A Autolycus 2,15 et Jude 13).

Enfin soulignons que le contenu de l'épître de Jude est à peu près le même que celui de la seconde lettre de Pierre chapitre 2:1 à 3:14. A ce jour la critique n'a pas pu établir clairement si Jude dépend de 2 Pierre ou si c'est l'inverse.

On remarque que Jude emploie ces traditions dans le but de convaincre, on a même le sentiment qu'en les citant il en appel à la mémoire de ses auditeurs ce qui sous-entend qu'ils devaient en avoir eu connaissance préalablement ou eux-mêmes les avoir lu.

La question de la lecture des apocryphes, notamment ceux présent dans les compilations tardives de la Septante, divise le monde chrétien depuis toujours. Au temps des premières communautés ont se disputait sur le droit de les lire en public durant les assemblés. Les chrétiens d'orient les ont canonisés sans restriction, aux côtés parfois d'une multitude d'autres comme dans l'église éthiopienne. Ceux d'occident en ont exclus quelques-uns. Au moment de la Réforme, les Luthériens, tout en les sortant du canon, les considéraient comme utiles et les ont placés un temps en marge de leur version de la Bible. Les églises de type évangélique les rejettent en bloc tout en reconnaissant l'utilité des Maccabées sur le plan historique. Les réformés les ont exclu également mais la mouvance moderne de cette représentation du protestantisme, plus libérale, en fait un large usage dans le cadre de la critique quand ils ne les emploient pas carrément dans leur liturgie, ramenant la littérature judaïque à une dimension plus philosophique qu'inspirée.*

Les autres apocryphes - qui sont légions - et que l'on appel communément écrits intertestamentaires sont aujourd'hui très sérieusement étudiés. Les textes de la communauté de Qumran (supposés esséniens) et la littérature apocalyptique en général nous ont apportés de précieuses lumières sur l'espérance messianique juive des deux siècles précédant la naissance de Jésus.

Les Juifs lisaient les traditions apocryphes, les auteurs chrétiens du Nouveau Testament les connaissaient et les employaient, on l'a vu avec Jude, les apologiste des deux générations suivantes en usaient également, citons de nouveau Théophile d'Antioche qui appel à son secours les Oracles Sibyllins dont le premier vers apparaît dans les Stomates de Clément d'Alexandrie.

De leur côtés les apocryphes judéo-chrétiens et chrétiens - eux aussi nombreux - nous éclairent sur l'attente de la parousie du Christ et l'espérance millénariste des premières communautés.

* Voir mon article du 11 septembre 2010 : Le canon biblique, ses variations et la questions des apocryphes

Bibliographie sélective :

L'authenticité de l’épître de Jude par L.- Aug Arnaud, chez Levrault, Strasbourg, 1835 :
http://books.google.fr/books?id=nn47AAAAcAAJ&pg=PP8&dq=%C3%A9p%C3%AEtre+de+Jude&hl=fr&ei=U5ymTs-ICoHd4QS-8akX&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=3&ved=0CDgQ6AEwAg#v=onepage&q=%C3%A9p%C3%AEtre%20de%20Jude&f=false
Recherches critiques sur l'épître de Jude par Eugène Arnaud, chez Berger-Levrault, Strasbourg, 1851 :
http://books.google.fr/books?id=47wCAAAAQAAJ&pg=PA102&dq=%C3%A9p%C3%AEtre+de+Jude&hl=fr&ei=U5ymTs-ICoHd4QS-8akX&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=1&ved=0CC0Q6AEwAA#v=onepage&q&f=false
La deuxième épître de saint Pierre ; L'épître de saint Jude par Eric Fuchs et Pierre Reymond, Labord et Fides, Genève, 1988 :
http://books.google.fr/books?id=B4Ph2RZfv3EC&pg=PA20&dq=%C3%A9p%C3%AEtre+de+Jude&hl=fr&ei=U5ymTs-ICoHd4QS-8akX&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=2&ved=0CDIQ6AEwAQ#v=onepage&q&f=false
La Bible : Écrits intertestamentaires, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1987
L'article de mon ami Jean-Claude Barbier :

vendredi 21 octobre 2011

Le Nom de Dieu, le grand oublié du Coran


Il est un fait intéressant, c'est l'absence de référence au Nom de Dieu dans le Coran et la tradition islamique.

Pourtant le Nom de Dieu, composé de quatre lettres, YHWH (יהוה en hébreu) et que l'on nomme le tétragramme (du grec τετρα, "quatre" et γράμμα, "signe" ou"lettre") est au cœur de la foi autant dans la tradition juive que dans la tradition chrétienne.

Image : Le crédo musulman "Il n'y a de Dieu que Dieu" en arabe.

Le crédo juif, que l'on appel communément le "Shema Israël", consigné en Deutéronome 6:4 déclare : "Shema Israël YHWH elohenou YHWH e'had", c'est à dire "Écoute, ô Israël ! YHWH notre Dieu est un seul YHWH".

Celui-ci sera repris dans le christianisme, on le trouve consigné en Marc 12:29 où, à la question de savoir quel était le plus grand commandement, Jésus répondit : "Le premier, c’est : ‘ Entends, ô Israël, YHWH notre Dieu est un seul YHWH".

Le Nouveau Testament fourmille de passages empruntés à l'Ancien et à l'époque de sa rédaction on trouvait encore dans la Septante le tétragramme en lettres hébraïques au milieu du texte grec.

Hypothétiquement on peut penser qu'un passage comme Luc 4:17-19 aurait d'abord été écrit comme suit : "On lui remit alors le rouleau du prophète Isaïe, et il ouvrit le rouleau et trouva l’endroit où il était écrit : “ L’esprit de יהוה est sur moi, parce qu’il m’a oint pour annoncer de bonnes nouvelles aux pauvres, il m’a envoyé pour prêcher aux capt
ifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, pour renvoyer en liberté les écrasés, pour prêcher l’année que יהוה agrée."

Directement le Nouveau Testament emploi quatre fois le Nom de Dieu sous la forme Yah dans l'Apocalypse au chapitre 19, par le mot "Hallêlouia" (Αλληλούϊα), transcription grecque de l'hébreu "halelouyah" c'est à dire "louez Yah".

Et le Nom ne sera pas oublié puisqu'on le retrouve sous la plume d'Irénée vers 180 et plus tard d'Origène et de Jérôme.

Bien que le Nom n'était plus prononcé, selon l'usage introduit par le judaïsme, il était connu selon ses quatre lettres YHWH et révéré.

Image : Fragment d'un manuscrit de la Septante où l'on voit le tétragramme en lettres hébraïques au milieu du texte grec.



Le Coran, lui, ignore totalement le tétragramme.

Le crédo musulman se contente de la formule "la ilaha illa allah" c'est à dire "Il n'y a de Dieu que Dieu".

Curieusement l'islam donne quatre-vingt-dix-neuf noms à Dieu, qui sont plutôt en réalité des attributs, mais jamais il ne mentionne son Nom
propre, jamais il n'y fait même allusion.

Certains avancent l'idée que dans le Coran le mot LUI en arabe est la forme du Nom de Dieu.

En effet LUI se dit "Houwa" (هُوَ) et il est rattaché au verbe "être", comme dans la sourate XX, 98 : "Mais voici votre Ilah (Dieu), Allah (Dieu), pas d’Ilah (Dieu), sauf Lui: il embrasse tout en sa science." (Cf. III, 2)

Or le tétragramme hébraïque provient également du verbe "être", ("hawah", הוה).

Cela dit en hébreu ni "hawah" ni le mot LUI (הוּא "Hawoua") ne sont les noms de Dieu.

Son Nom demeure YHWH (יהוה), lequel se comprend à la lumière d'Exode 3:14 : ʼÈhyèh ʼAshèr ʼÈhyèh - JE SERAI CE QUE JE SERAI (...) JE SERAI m’a envoyé vers vous (...) YHWH le Dieu de vos ancêtres, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob, m’a envoyé vers vous. ’ C’est là mon nom pour des temps indéfinis.